Transparence: la vie privée n’est-elle plus qu’une forme d’hypocrisie?

L’évolution des technologies numériques, chère Madame, pose en effet des problèmes moraux qu’il est juste d’examiner. Je ne vous reproche pas ce questionnement mettant en cause le délicat rapport entre transparence et vie privée, mais j’aimerais vous suggérer un angle d’analyse un peu moins effrayant.

L’ennui, avec les sites d’information payants comme celui du quotidien Le Devoir auquel je viens de me réabonner, c’est que les fils de commentaires des articles réservés aux abonnés n’y sont pas publiquement accessibles. Ce qui m’oblige, pour ne pas littéralement « perdre le fil », à republier ma réponse à Denise Bombardier. Autre avantage fort bien illustré par @NicolasBoileau, « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage / Polissez-le sans cesse, et le repolissez / Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. » ;~)

L’évolution des technologies numériques, chère Madame, pose en effet des problèmes moraux qu’il est juste d’examiner. Je ne vous reproche pas ce questionnement mettant en cause le délicat rapport entre transparence et vie privée, mais j’aimerais vous suggérer un angle d’analyse un peu moins effrayant.

Nous sortons d’un siècle terrible, XXème du nom, qui a consacré la puissance et le déclin de tous les totalitarismes. Sous Hitler, Staline, McCarthy et Honecker, en effet, la défense de la vie privée était absolument essentielle à la survie de la liberté individuelle. Au Québec de la Grande Noirceur, étouffant de catholicisme intégral, elle permettait de respirer un peu.

Dans la démocratie représentative qui est aujourd’hui la nôtre, cependant, tout est différent. Le divorce, l’avortement et la garde partagée ne sont plus des péchés. L’homosexualité et même la transexualité sont socialement admises, même si des âmes conservatrices conservent encore à cet égard des préjugés. Nous savons depuis l’Antiquité que l’erreur est humaine, mais le pardon ne nous vient plus de Dieu, par l’entremise d’un prêtre plus ou moins vertueux. Il découle de nos propres législations des causes et des effets liées à nos conceptions de la complexité de la condition humaine. Nous sommes généralement mieux éduqués, mieux préparés au déferlement de la transparence.

D’ailleurs, qu’est-ce que la transparence? Très simplement et à titre individuel, selon moi, cela revient à vivre ouvertement selon (et en accord avec) ses principes et ses convictions. Si je crois que ce que je fais est inavouable, je dois courageusement le reconnaitre et tenter de modifier mes comportements, quitte à demander de l’aide à mes concitoyens. Si ce que je fais est juste, en revanche, pourquoi devrais-je le cacher? Je suis en droit de l’assumer pleinement, quitte à me battre pour faire évoluer la morale de mes pairs.

La transparence est inhérente au XXIème siècle

Au plan socio-politico-économique, la transparence est aujourd’hui nécessaire et nous pouvons le sentir tous les jours en consultant nos sources d’information favorites. Il est devenu inacceptable de diriger la société tout en acceptant des enveloppes brunes; de prêcher la vertu tout en exploitant sous la soutane la sensualité immature des enfants; de cacher des primes mirobolantes qui influent fatalement sur votre gouvernance; de polluer la planète en catimini; et, même, d’incarner un héros multimillionnaire tout en cachant ses petits travers pernicieux.

La montée de transparence (comme on dit « montée de lait ») à laquelle nous assistons est bien réelle. Elle est très largement induite par les technologies que nous avons nous-mêmes créées : « We shape our tools and thereafter our tools shape us », écrivait Marshall McLuhan il y a déjà 45 ans. L’évolution récente des technologies de l’information et de la communication entraîne effectivement un recul des frontière de la vie privée, certes, mais elle s’accompagne aussi d’une moralisation forcée de la société, notamment de la politique, des entreprises et, marginalement, du show business, du sports business et du celebrity business.

Cette moralisation n’est pas inféodée à une idéologie politique ou religieuse. Elle est ancrée dans une culture de la tolérance. Votre vie intime n’est pas menacée si vous vivez modestement et sans porter à conséquence. Elle l’est, en revanche, si vous vivez sous les projecteurs de la société ou si vous prétendez influencer la vie de vos contemporains. Je trouve cela très sain. C’est même indispensable si nous voulons avoir une chance de régler les immenses problèmes auxquels notre espèce fait face (écologie => développement durable, démographie => démocratie).

Cela ne nous dispense pas de rester vigilant face à deux épiphénomènes : (1) la perversion d’un certain voyeurisme et (2) d’éventuelles dérives totalitaires, qui sont, dans ce contexte, de véritables ennemies. Mais, par pitié, ne jetons pas l’innocent bébé de la transparence avec l’eau du bain ;~)

8 réflexions sur « Transparence: la vie privée n’est-elle plus qu’une forme d’hypocrisie? »

  1. Je me questionne lorsque tu écris «Le pardon ne nous vient plus de Dieu…» Est-ce que ce ne serait pas faire table rase de tout notre héritage religieux et de plus, il me semble que c’est en partie vrai mais surtout en occident, et finalement, l’idée de concitoyens mieux préparés à une certaine transparence, j’imagine que tu l’attribues à l’accès au net (en partie) mais c’est un peu oublier qu’une grande partie de la population mondiale n’a pas accès ou libre accès au net…
    Pour terminer, je me questionne sur ce devoir de sociabiliser que je considère plus préoccupant que l’évolution du concept de vie privée (qui me semble parfois tout près d’une dérive totalitaire…). Il me semble que cette fuite en avant d’étalements de toute sorte n’est pas toujours heureux ou souhaitable qui puisse nous permettre de «sortir de notre état de minorité» comme dirait Foucault…

    1. Tes questionnements sont justes et sains, Julie. Loin de faire table rase de notre héritage religieux, je pense qu’une partie de la civilisation occidentale est en train de le digérer, le dépasser, en tirer l’essentiel. Oh, pas toute notre civilisation, certes non. Nous sommes encore loin d’avoir éteint la barbarie qui nous habite depuis des millénaires, mais le fait est que nous avons fait de fragiles progrès depuis l’arrêt des fours crématoires, il y a 64 ans.

      La propension à la transparence que l’on observe actuellement est facilitée par les technologies de communication numérique, oui, mais celles-ci sont également le fruit de notre cheminement culturel, tout comme l’œuf engendre la poule et réciproquement. Internet m’apparait comme une utopie technologique difficile à dissocier du rock and roll et du mouvement hippie des années 60. Et dire que tout cela est né de la gigantesque trouille de la guerre nucléaire ;~)

      Je ne sais pas si tu ressens comme moi l’écœurement des citoyens des grandes démocraties face aux abus de tous les pouvoirs, mais ce que je trouve nouveau, c’est la relative fragilité de ceux-ci. Désormais, j’ai l’impression (fausse?) que les politiques, les PDG et même les prêtres et les policiers sont sous surveillance. Il est moins impossible qu’autrefois de les confondre, de les congédier, voire de les condamner en cas de crime avéré. À tout le moins, l’étouffage de scandale requiert beaucoup plus de tact et d’habileté.

      Face à cette exigence démocratique aujourd’hui banalisée, du moins en apparence, je crois qu’il y a une opportunité historique à saisir. Le cynisme peut enfin laisser place à une exigence morale « assagie », c’est à dire débarrassée de ses excès religieux, idéologiques ou simplement sociaux (les « convenances »). La montée de l’individualisme a au moins un effet bénéfique: elle nous aide à respecter la liberté des autres tant que la nôtre n’est pas menacée.

      Quant à ce que tu appelles le « devoir de sociabiliser », je ne crois pas que c’en soit un. Personnellement, je m’octroie une « liberté de sociabiliser », voire un plaisir, une jubilation à créer de riches connexions, plus ou moins profondes, plus ou moins éphémères, avec des gens très différents situés dans le monde entier. J’ai l’impression d’être une sorte de neurone enfin excité à la mesure de son code génétique, dynamisant le cortex cérébral d’une espèce vivante qui doit maintenant se mobiliser pour affronter son destin.

      Pour conclure, ta conception de la « vie privée » m’a l’air effectivement très liée à la croyance de Foucault selon laquelle (et je cite mon encyclopédie 2.0 préférée ;~) « le Savoir est irrémédiablement lié au Pouvoir ».

      Moi, ma culture historique (j’adore l’histoire!) m’indique qu’effectivement, la vie privée est une notion moderne (au sens de « issue de la Renaissance ») et non pas une caractéristique essentielle de la condition humaine. Il faudrait que l’on m’explique quel sens ce concept avait dans les sociétés primitives, dans l’Antiquité ou au Moyen-Âge. Et, comme Bourdieu dans le résumé de Wikipédia, il me semble que ce n’est pas tant la collecte et la disponibilité publique des informations personnelles qui pose problème que l’usage inadéquat qui pourrait en être fait. À partir du moment où les données sont publiques, plus personne ne peut en tirer un avantage déloyal.

      Tu remarqueras en passant que je n’ai moi-même pas peur de publier énormément d’informations personnelles. Non pas que je ne me sois pas posé la question, bien au contraire. Mais plutôt que d’y voir un danger, à partir du moment où je prends les précautions physiques et numériques raisonnables adéquates, je ne crois pas que je courre plus de risques que d’autres et, de plus, il me semble que je suis plus protégé que bien des gens contre l’usurpation d’identité puisque la mienne est très aisément vérifiable.

      Enfin, la « fuite en avant d’étalements de toute sorte » dont tu parles n’est pas ma tasse de thé. En ce qui me concerne, j’essaie d’utiliser les outils du Web collaboratif pour stimuler ma réflexion et mes actions. Il me semble que mes petits agissements quotidiens n’ont pas vraiment d’intérêt alors je les garde généralement pour moi, à moins d’être en situation de partage affectif avec l’une des communautés auxquelles je me plais à adhérer.

      1. Bonjour Christian,
        Ta réponse est à la hauteur de tes neurones excitées!!! 😉
        Je demeure très sceptique devant l’idée que nous sommes en train de dépasser, de tirer l’essentiel de notre héritage religieux. On a qu’à voir comment stagnent les extrémismes et combien les conflits se multiplient…au nom de Dieu. Je me demande comment nous parviendrons à des compréhensions mutuelles et éventuellement à un respect des croyances autres…
        Je réfléchis en ce moment sur la question de la liberté d’expression façon occidentale qui me semble inapplicable à des cultures disons au sein desquelles les mythes et le symbolique voire le spirituel prévalent…
        Mais je suis tout de même d’accord avec toi; on constate effectivement tous les jours combien les nouveaux moyens de communication permettent de nous tirer hors de l’obscurité pour ne pas écrire de l’obscurantisme! Il n’en demeure pas moins que ces sont des outils avec lesquels il faut user de prudence et je suis toujours étonnée de voir à quel point tu appliques ce que tu prêches (et c’est tout à ton honneur!) Mais ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir manier aussi habilement ces outils.
        Il m’arrive souvent de m’inquiéter de ce que je publie sur le net via différents canaux. Par exemple; j’utilise des noms d’emprunt parfois et je blogue sous un nom différent. Je mets mes photos avec crainte sur facebook (Mais je les mets quand même!) et je surveille mes paramètres de confidentialité scrupuleusement. Sauf que, il me semble encore une fois que pour la majorité des gens, la méconnaissance – dans le sens de – on ne peut pas être spécialiste dans tout – engendre la crainte et freine l’action.
        Sans compter le manque de temps et c’est pour cela que je crois fondamentalement que nous n’avons pas le choix de nous fier à des spécialistes (comme autrefois, si tu veux, les journalistes), pour nous faire une idée et nous aider à comprendre cette mécanique.
        S’il y a sans aucun doute surveillance qui peut se porter garante de certains excès, il y a en corollaire ce magma informe qui rend l’accès aux «informations» quelque peu laborieux parfois et (je pense au référencement) qui nous donne une fausse impression de démocratie alors que nous évoluons dans un univers fortement «marketé» (si je puis dire).
        Je te reviens sur la question du devoir de sociabiliser, je dois quitter pour mettre du beurre sur mon pain!
        À + XX

  2. Salut Christian. Un article et un débat intéressant. J’ai quelques questions? Où s’arrête-t-on d’après toi ? Dans la chambre à coucher. Où fini la transparence et où commence le freak-peep show ? Doit-on tout dire? Que penses-tu de trucs comme blippy.com et foursquare ? On en dit un peu, mais pas trop… Un peu un striptease, mais on garde une petite pudeur quand même ? 😉

  3. Salut Louis.

    > Où s’arrête-t-on d’après toi? Dans la chambre à coucher. Où finit la transparence et où commence le freak-peep show?

    Ne mélangeons pas les notions de transparence et d’exhibitionnisme, en effet. Je ne défends pas ici le droit à l’impudeur, je tente simplement de justifier, pour Mme Bombardier, ce qu’il y a de naturel à voir la transparence augmenter dans notre société.

    > Doit-on tout dire?

    Non, mais il est évident qu’un personnage public (ex: Tiger Woods) aura du mal à tout cacher et il est préférable que les administrateurs de fonds publics soient prêts à tout dire quand on le leur demande.

    > Que penses-tu de trucs comme blippy.com et foursquare ? On en dit un peu, mais pas trop… Un peu un striptease, mais on garde une petite pudeur quand même? 😉

    Je ne suis pas encore rendu accroc à foursquare, mais je n’ai rien contre. Et bien sûr que oui, on garde une petite pudeur mais, encore une fois, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.

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