Lettre aux nègres blancs du multimédia

 

Cette chronique a été publiée sous licence d’auteur le 1er février 1999 dans Multimédium, le cyberquotidien des TIC effacé du cyberespace par Québecor Media en mai 2002.


Le Québec bradera-t-il sa matière grise
aux grandes puissances du multimédia?

 

Christian Aubry en 1999Le ministre Bernard Landry a beau se péter les bretelles (1), il manque à l’industrie québécoise du multimédia et des inforoutes une maturité culturelle qui lui fait cruellement défaut. Ce ne sont ni les atouts ni les millions qui manquent, mais une nouvelle Révolution tranquille de l’imaginaire et de l’ambition.

Autrefois, le Canada apparaissait aux yeux des grandes puissances industrielles comme un vaste réservoir de matières premières. On ne se gênait pas pour s’y approvisionner en ressources brutes (fourrures, bois, minerai…) qu’on transformait ensuite ailleurs, en empochant bien entendu au passage la valeur ajoutée.

Se peut-il que ce shéma néo-colonialiste s’applique aussi à notre industrie du multimédia, pourtant flambant neuve? Diminué par les fantômes de la Conquête et toujours « né pour un petit pain », le Québec se contentera-t-il de fournir à bas prix sa matière grise première aux grandes puissances que sont l’Europe et les États-Unis?

Prenez la Cité du multimédia, par exemple. Ce projet « structurant », comme chacun sait, est avant tout une vaste opération immobilière destinée à revitaliser un quartier à l’abandon, tout en camouflant une absence de vision politique. En assignant au multimédia un quadrilatère bétonné, comme au bon vieux temps de l’ère énergivore (également qualifiée d’industrielle), on espère tisser la trame d’une industrie dont la qualité intrinsèque, pourtant, est d’être immatérielle et composite.

Le seul aspect positif de ce projet, à mon sens, c’est sa valeur de symbole aux yeux de l’étranger. La poudre aux yeux et les orientations stratégiques à court terme suffiront-elles à nous hisser au rang des gagnants?

Un savoir-faire bradé à vil prix

À l’étranger, l’industrie québécoise du multimédia se « vend » moins sur ses succès que sur son savoir-faire bradé à vil prix. Le compte-rendu de la visite au Québec, en décembre dernier, de Benoît Faucon, journaliste au M@nde Informatique, en est un exemple frappant. Sous le titre « Ma start-up au Canada », il décrit notre « Belle Province » (sic!) comme « une aubaine pour les entrepreneurs en mal de compte d’exploitation présentable ! Les salaires pratiqués localement sont inférieurs de 20 % en moyenne à ceux de la France, tandis que les charges sociales pour un ingénieur ne pèsent que 17 % du salaire, contre 56 % en France. »

Infographistes, scénaristes et programmeurs talentueux, valeureux entrepreneurs, sont-ce là vos lettres de noblesse? Je veux bien croire que le Québec y gagnera des emplois (sous-payés) et que certains, parmi vous, s’y enrichiront vite et bien. Mais est-ce là toute votre ambition? Condamnerez-vous d’avance vos enfants aux petits boulots, au folklore et à la sous-traitance?

Le lancement officiel de l’Académie du Multimédia, la semaine dernière, laisse à cet égard un drôle de goût dans la bouche. On peut être heureux et fier que le savoir-faire de la compagnie Idégé en matière de formation multimédia soit reconnu à New-York et Paris. Est-il sage, pour autant, d’y exporter ce précieux savoir, avec la bénédiction du CRIM, du CESAM et de notre bon ministre Landry, alors qu’il y a tant à faire pour former les gens d’ici?

Y a-t-il un pilote dans l’avion?

Samedi dernier, un article de Robert Dutrisac dans Le Devoir (2) a jeté un froid sur notre petit monde. Sans fouiller bien loin, Dutrisac fait état de la grogne qui monte à l’endroit du CESAM, soi-disant vaisseau-amiral des nouveaux médias québécois.

En réalité, cet organisme incarne le front commun, en matière de multimédia, des plus grandes entreprises concernées par ce secteur d’activité — des entreprises respectables mais dont les ambitions globales ne garantissent en rien l’efficacité au plan local. En des temps de disette budgétaire, elles ont réussi à soutirer près de sept millions de dollars des gouvernements fédéral et provincial afin de mettre sur pied un plan d’action pour le multimédia québécois. Et où en est-il, le CESAM?

« Son conseil d’administration est déserté, écrit Dutrisac. Sa présidente-directrice générale, Louise Perras, est contestée. Son membership (…) est en perte de vitesse et certains de ses membres dirigeants envisagent de cesser de verser leur cotisation annuelle de 25 000 $. (…) Plus grave encore: le Québec n’est jamais cité, dans Newsweek, Wired ou Internet World, comme étant un des endroits au monde où s’épanouit une industrie du multimédia d’envergure internationale. »

Sans montrer du doigt aucun organisme, ni nommer personne en particulier, Michel Cartier rendait public une analyse aux conclusions similaires, en décembre dernier, dans Multimédium. Selon lui, Montréal a tous les atouts pour devenir (à condition de ne plus perdre de temps) une grande technopole technologique du multimédia multilingue. Mais son principal problème est d’être fragmentée. En clair, on y travaille chacun dans son coin, sans leadership, sans volonté commune, les egos et la méfiance y sont souvent hypertrophiés.

Ajoutons-y notre grain de poivre. Les élites économiques et politiques québecoises ont-elles réellement l’ambition de hisser Montréal au rang de métropole majeure et vaccinée du multimédia? Préfèrent-elles régner sur une république de bananes numériques exploitant à fond ses ressources humaines? Si c’est le cas, autant le dire tout de suite. Au moins, lesdites ressources sauront à quoi s’en tenir. Et si ce n’est pas le cas… grouillons-nous, que yable!

Car, pendant ce temps, nos partenaires internationaux progressent. Les Français ont beau appeler de leurs voeux « une espèce de De Gaulle du cyberspace » en avalant leur Minitel, n’empêche qu’ils progressent à grand pas sur le Net, après avoir fort bien tiré leur épingle du jeu… vidéo. Ne parlons pas des Américains, bien sûr. Et gare aux Israëliens, aux Australiens, etc.

Une industrie en danger d’annexion

J’ai la désagréable impression que le Québec ne sait vraiment pas où il s’en va en matière de multimédia et d’inforoutes. Pire, il me semble que ses élites n’en ont cure, du moment que les subventions rentrent et que les travaux continuent. On se gargarise d’annonces tape-à-l’oeil, on comptabilise les nouveaux emplois, on aligne millions de dollars et statistiques… mais on « oublie » de comptabiliser les pertes et l’on ne se demande pas une seconde si notre stratégie tient la route à long terme.

On ne construit pas pour que ça dure, mais dans l’espoir de prendre au plus vite sa retraite en Floride. Après moi le déluge…

Comme l’a expliqué l’historien Maurice Séguin (3), les nations peuvent être indépendantes, satellites ou annexées. Elles peuvent tirer des bienfaits de leur collaboration avec d’autres nations, mais elles s’exposent dans le même temps à être exploitées, dominées et annexées. La différence réside dans l’équilibre entre leur capacité de collaborer avec les autres et la cohérence de leur vision. Pour collaborer, nous sommes très forts. Reste à savoir quelle est notre vision.

Va-t-on finalement les réunir, ces « états généraux » du multimédia québécois? Ou attendrons-nous qu’une sorte de René-Lévesque virtuel en 3D (et sans bretelles!) nous montre un autre chemin que celui de l’annexion pour prendre notre destinée en main?

» Christian Aubry

* Voir la réaction du CESAM à l’article de Robert Dutrisac.


(1) J’ai entendu le ministre Bernard Landry dire à un micro de radio, récemment: « Nous sommes actuellement en deuxième position derrière la Côte Ouest américaine et nous avons l’ambition de devenir les premiers. » Cré Bernard, va!     [ retour ]
(2) Hélas! cet article n’est pas archivé sur le site du journal, et l’on n’en trouve évidemment pas trace dans la « salle de nouvelles » du MRI.     [ retour ]
(3) Voir ses notes de cours sur Rond-Point.     [ retour ]

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