La salle de théâtre virtuelle

 

Cette chronique a été publiée sous licence d’auteur le 21 janvier 1999 dans Multimédium, le cyberquotidien des TIC effacé du cyberespace par Québecor Media en mai 2002.


Lors de votre prochaine conférence sur Internet, n’oubliez pas que le nombre de places disponibles est encore très limité!

 

Christian Aubry en 1999C’est quand même drôle. Lionel Jospin fait le point sur le rattrapage de la France branchée dans une conférence de presse vidéodiffusée sur Internet mais conçue comme un show télévisé — et plouf! il se plante.

Le Premier ministre français n’est pas le premier politicien à remporter ainsi un Prix Citron sur le Web. Mais l’an dernier, les ministres québécois à qui était arrivé la même mésaventure avaient au moins l’excuse de figurer à l’avant-garde. On s’étonne que toute la francophonie politique n’aient pas retenu la leçon.

À croire que les Princes qui nous gouvernent maîtrisent maintenant si bien le format « broadcast » que leurs conseillers se le tiennent pour dit quoiqu’il arrive. Soucieux d’en mettre plein la vue, ils oublient qu’Internet est un médium « pointcast », ou « one to one » en jargon marketing. Pour ce type d’événement, en effet, il s’apparente plus à une salle de théâtre virtuelle disposant d’un nombre de places limitées qu’à un médium de masse illimité.

Cette anecdote montre à quel point l’inforoute chamboule nos savoir-faire et nos certitudes. Le gouvernement français a dépensé 100 000 francs pour diffuser en direct sur Internet une conférence à laquelle presque personne n’a pu se brancher. Mais le Premier ministre, fier comme un cosmonaute revenant de son baptême de l’espace, est tout de même très, très content.

Il faut dire que la vidéo est archivée sur le site pour des mois, que les documents écrits sont accessibles à tous… Que demande le peuple? Et puis le droit à l’erreur, ça existe bien pour tout le monde, n’est-ce pas? (1)

D’ailleurs, nul n’est vraiment à l’abri de ce genre de raté, à moins d’ouvrir grand ses yeux, ses oreilles et de bien se creuser la cervelle. Les révolutions techniques et scientifiques conduisent fatalement à des révolutions culturelles. On est forcé de repenser ses objectifs, ses méthodes, quitte à laisser sur le carreau quelques oeufs. Il en fut ainsi à la Renaissance et lors des grandes révolutions industrielles. Il en sera encore ainsi cette fois-ci.

Ce qui vaut pour le Prince vaut évidemment aussi pour le marchand. Comme les théoriciens d’Internet se tuent à nous le répéter, les belles machines cybercommerciales avec trois fois rien sur les tablettes (projets de nerds ou d’infographistes) n’ont aucune chance de succès. Si la maîtrise de la technologie est importante, comme nous l’avons vu plus haut, elle ne résoud pas tout. Alors, pourquoi nous présenter régulièrement de tels lieux de désolation virtuelle?

À l’inverse, Les catalogues plétoriques n’offrant pas de valeur ajoutée, de contenus immatériels, d’outils astucieux et/ou de convivialité conviennent peut-être (et encore) à certaines applications de cybercommerce interentreprise, mais certainement pas aux consommateurs individuels. La maison d’édition virtuelle 00h00.com, par exemple, est mille fois plus susceptible de réussir sur le Web que la cyberlibrairie Garneau, dont l’épaisseur du catalogue n’a d’égal que sa minceur rédactionnelle.

En librairie, on touche les livres, on les feuillete, on pose des questions. Mais ce plaisir (qui mène au désir et inversement) est refusé aux internautes. Peut-on savoir pourquoi?

La société de l’information, Monsieur Garneau-Jospin, ce n’est pas le simple portage du monde physique dans le virtuel. Il s’agit d’une redéfinition totale de ses processus en fonction d’une nouvelle dimension. L’espace et le temps n’y ont plus d’importance, comme chacun sait, mais l’efficacité et l’ingéniosité y priment cependant plus que jamais.

Oserais-je l’écrire? …

Internet, c’est « l’imagination au pouvoir » ou, si vous préférez, la terre promise des bit boomers de la génération pré-numérique.

Et voilà le travail. Avec une chute aussi cliché, j’espère que je vais y avoir droit, moi aussi, à mon fameux Cyber-Prix Citron. :-))))

» Christian Aubry


(1) oui, presque… sauf pour les contribuables!   [ retour ]