Cette chronique a été publiée sous licence d’auteur le 15 février 1999 dans Multimédium, le cyberquotidien des TIC effacé du cyberespace par Québecor Media en mai 2002.
N’empalez pas le messager!
Altern.org n’a pas à faire les frais d’une justice aveugle
Moins 48 avant Jésus-Christ. Après avoir franchi le Rubicon et marché sur Rome, Jules César poursuit l’armée de son rival Pompée jusqu’en Grèce. Avant de prendre d’assaut la ville de Pharsale où Pompée s’est retranché, César lui adresse un ultimatum. Pompée écoute le messager mandé à cet effet, puis, pris d’une sombre colère, il le fait empaler sur le champ. Geste injuste et inutile qui ne sauvera nullement ses troupes de la défaîte…
Punir le porteur du message en lieu et place de son signataire, c’est exactement ce que vient de faire la présidente de la Cour d’appel de Paris, Marie-Françoise Marais, dans son arrêté du 10 février dernier. Valentin Lacambre, propriétaire de l’hébergeur gratuit altern.org, s’y voit condamner à verser 300 000 francs (plus les frais) en provision sur dommages-intérêts à Mme Estelle Hallyday, épouse de David Hallyday, parce que l’un des 30 000 sites hébergés sur altern.org contenait, l’an dernier, quelques photos de la célèbre « cover girl », indécentes et privées.
Cette décision est totalement ridicule. Elle survient quelques semaines après la descente manu militari de la police dans les bureaux de l’hébergeur Le Village, et démontre à nouveau, si besoin était, que l’émergence d’Internet en France n’est pas exempte des vieux réflexes policiers chers à la société française. Autre pays, autre Internet, nous y reviendrons.
En attendant, si ce n’est déjà fait, je vous suggère de faire comme moi: où que vous soyez, prenez connaissance du dossier et soutenez le pauvre Valentin — on peut dire que ça a été sa fête! — en signant avec détermination la pétition de soutien — voire la promesse de don.
Puis, histoire de rigoler un peu, lancez une petite recherche sur AltaVista afin d’admirer les charmes naturels de la belle Estelle, disponibles partout — même dans Le Village — côté pile ou côté face, c’est au choix.
N’oubliez pas non plus d’exiger de la justice qu’elle mette également sur la paille le fournisseur Internet suisse Urbanet, qui héberge éhontément le courrier électronique de David Renold. Cet inconnu de nos services est propriétaire du nom de domaine celebrite.net, lequel mène à une panoplie de sites cochons en se servant du nom de madame Hallyday. Pas possible? Si vous avez plus de 18 ans, tapez dans votre fureteur www.celebrite.net/estellehalliday.htm (remarquez le « i » qui remplace subtilement le « y »!) et donnez m’en des nouvelles!
On est « top model » ou on ne l’est pas. Internet pose des défis, on le sait, à la préservation de la vie privée, a fortiori si l’on a choisi le show business comme mode de vie. On a certes le droit de garder pour soi ses photos intimes et d’attaquer en justice les responsables directs de leur publication non autorisée. Mais pourquoi chercher des noises à Valentin Lacambre qui n’y est pour rien, alors même que le corps du délit, si l’on peut dire — le site publiant les photos intimes — n’existait plus dès la première audience?
Au-delà de cette sombre affaire, force est de constater que si la Toile se mondialise rapidement, son usage et son environnement juridique prennent partout la couleur locale. Celle-ci est parfois bien étrangère au premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression, qui a bercé les premières années du « Net ».
La Chine offre un exemple frappant de Toile édulcorée: tout ce qui y est jugé non conforme à l’idéal néo-communiste du pouvoir est purgé du China Wide Web, l’espèce d’Intranet sélectif qui tient lieu d’Internet en Chine. Idem en Iran où, bien que le Parlement lance son propre réseau d’information électronique, les contenus érotiques et politiquement « hostiles » au régime sont expurgés par le fournisseur d’accès semi-public Neda.
En France, soi-disant pays des Droits de l’homme, le parti-pris autoritaire est moins censeur, plus légaliste. La confusion juridique entre éditeur et hébergeur, entre signataire et transporteur du message, fait en sorte qu’un fournisseur de services Internet gratuits est aujourd’hui sur le point de faire faillite. Il est inacceptable que la justice soit aveugle à ce point.
Ce qui séduisit les internautes de la première heure, c’est justement la liberté d’expression permettant à chacun de publier ce qui lui plait sur le Net, dans le respect de la loi. Rendre les fournisseurs responsables du contenu de milliers de sites est une gageure irréaliste et dangereuse. Que veut madame Hallyday, au juste? Restreindre les libertés publiques ou faire du fric sur le dos d’un honnête citoyen?
Voir également :
» La défense d’altern.org s’organise…
» Voir le communiqué de soutien de l’association IRIS.
» Voir l’article de Libération (16 février).
» Rappel des débuts de l’affaire sur Juriscom.net.
» L’affaire du Village vue par Eurobytes.com.
POST-SCRIPTUM
Comme vous le savez peut-être déjà, Netgraphe inc. recherche un rédacteur en chef pour Multimédium. Le destin m’entraine vers de nouveaux défis, comme on dit, conjuguant Internet et tourisme, deux secteurs d’activités et de « technicité » que je connais assez bien.
Avant que la rumeur ne s’emballe, je tiens à signaler que:
- oui, tout va bien chez Netgraphe.
- non, nous ne sommes pas fâchés, et mon éditeur comprend fort bien les raisons motivant mon départ, lesquelles n’ont rien à voir avec une quelconque frustration. La preuve en est que je conserverai quelque temps cette chronique hebdomadaire, et que j’écumerai encore avec délice le forum Multimédium.
- Si l’appel d’offre a été rendu public samedi dernier, c’est que la découverte d’un candidat s’avère plus complexe que prévue. Mon départ était néanmoins annoncé depuis quelques temps, bien que sa date exacte n’ait été arrêtée qu’il y a deux semaines.
Sur ce, bonne semaine et à lundi prochain.