Avant de quitter la France pour m’installer à Montréal, j’ai eu l’occasion de réaliser quelques « piges » dans la grande presse française. Pour cet article publié pleine page, j’avais réussi à convaincre le service des sports du quotidien Libération de m’envoyer comme envoyé spécial en Camargue, où allait avoir lieu les championnats du monde de voile de vitesse. Je ne connaissais rien à ce sport, mais j’avais du culot. 🙂
VOILE – La première épreuve de la première Coupe du monde de vitesse en planche à voile s’est déroulée ce week-end en Camargue. Deux premières peuvent en cacher une troisième: la compétition s’est déroulée sur un « stade » creusé dans le sable. Ce chenal unique au monde apparaît comme le lieu de tous les records.
Saintes-Maries-de-la-Mer, 29 mars 1988 (envoyé spécial)
L’ordinaire d’une planche à voile, c’est de glisser sur des flots. Même lorsque la compétition cherche à optimiser les conditions, elle se heurte toujours aux impondérables caprices de la mer. Dans un sport où le chronomètre et les records sont entrés de plain-pied, il devenait quasi insoutenable à des professionnels en puissance de faire des déplacements à blanc et de déclarer forfait pour cause de mer trop ou pas assez agitée. Le rationalisme qui fait désormais bon ménage avec le sport a trouvé la solution pour corriger la nature.
Pour la première Coupe du monde de vitesse aux Saintes-Maries-de-la-Mer, les planchistes n’ont pas eu à mouiller le moindre orteil dans la Méditerranée. La course s’est disputée sur un chenal. Une sorte de tranchée artificielle creusé dans le sable, à deux cents mètres du rivage. Cette curieuse idée de « stade de vitesse à voile » (850 mètres de long, 20 mètres de large et 80 centimètres de profondeur) risque, pour quelques coups de pelleteuses et l’idée géniale de Michel Rousselet, hôtelier aux Saintes-Maries, de révolutionner cette activité qui se veut de plus en plus compétitive.
Auparavant, ce genre d’épreuve ne se déroulait que sur la mer. On posait des caméras-vidéo sur la plage, l’œil rivé sur le large, à 501 mètres l’une de l’autre minimum. Une au départ, une à l’arrivée. Car la finalité de la course consiste à parcourir ces 501 mètres sur l’eau le plus rapidement possible. A la voile, bien sûr. Et à ce petit jeu-là, les planches à voile sont plus rapides. En débarquant, la plupart des participants à la Coupe du monde de voile de vitesse ignoraient tout de cette nouvelle « architecture » destinée à optimiser leurs performances. Pour les coureurs qui l’ont maintenant testée, cela ne fait pas de doute. « Dès qu’on a un vent qui souffle fort et régulièrement, les records vont tomber », dit Pascal Maka, le recordman du monde.
L’idée est déjà ancienne. Arnaud de Rosnay, le planchiste siphonné qui a définitivement largué les voiles quelque part entre la Chine et Formose, l’avait pressenti avant de disparaître. Il pensait, lui, à des sortes de travées parallèles sur lesquelles les planchistes pourraient s’élancer par tout temps, avec des vieux moteurs de B-52 trafiqués qui remplaceraient le souffle du vent.
A l’époque, tout le monde n’avait pas trouvé l’idée saugrenue. En 1986, un élève d’une école de commerce de Montpellier débarqua aux Saintes-Maries-de-la-Mer, sa mallette à la main. Son projet: organiser avec le Camargue Wind Club des Saintes une semaine de voile de vitesse en bord de mer. Michel Rousselet, le président du club, fut séduit par l’idée. Sans l’aide de la mairie, Bruno Dardoise, l’étudiant, réussit son montage financier. En mars, les meilleurs coureurs mondiaux débarquèrent à leur tour aux Saintes.
Malheureusement, la gestion du plan d’eau fut assez lamentable et la presse spécialisée tomba à bras raccourcis sur « ces inconscients qui veulent organiser des épreuves ». Mais des liens étaient tissés avec les grands champions: Pascal Maka, Fred Haywood, Laird Hamilton, Eric Beale, etc.
Ce qui intéressa les coureurs, c’est le site des Saintes-Maries-de-la-Mer: une longue plage orientée d’Est en Ouest, et un mistral violent qu’aucun relief ni aucune architecture ne tempère dans son élan. Des conditions tout à fait idéales pour faire de la vitesse.
Michel Rousselet, de son côté, n’avait pas du tout apprécié l’attitude de la presse à son égard. Piqué au vif, il décida de mobiliser le club et ses 70 membres pour réussir l’année suivante. Toutes les bonnes volontés furent mises à contribution. La mairie et les sponsors mirent des billes dans le projet. Cette fois, ce fut une réussite, mais elle ne comblait pas les organisateurs qui cherchaient à échapper à un nouvel échec. De là ressurgit l’idée d’un plan d’eau parfaitement adapté. On choisit de creuser la tranchée face au site marin sur la plage au sol semi-imperméable composé de sable et d’argile.
Rousselet consacra l’hiver 87 à la phase d’étude. Eric Beale, le second temps mondial, et Pascal Maka participèrent au brain-storming. Une fois les caractéristiques techniques arrêtées, on fit appel au bon vieux système D. Un entrepreneur du coin amena ses deux pelleteuses et se mit à creuser dès la fin février. Un riziculteur prêta une pompe à rizière pour réguler le niveau d’eau et Eric Beale put enfin faire un test en condition réelle. La veille de la première épreuve qualificative, un bulldozer finit l’aplanissement des berges.
Maintenant, il va falloir apprendre à utiliser la bête. Les premiers pas ont été concluants puisqu’il a suffi d’une rafale de quatre minutes, vendredi dernier, pour que Babette Coquelle s’attribue le nouveau record du monde féminin. Si elle a fait du 64 km/h, dans des conditions météo pourtant loin d’être exceptionnelles, elle le doit au vent et à la glisse sur une surface d’eau non perturbée par des vagues.
Ceci dit, il y a quelque chose d’insolite à voir ces grands gars bruns et baraqués faire trempette au début du bassin en attendant leur tour. Parfois méchamment, d’ailleurs. C’est une bien curieuse conception de la planche à voile qui accouche aujourd’hui de ce nouveau concept, à la fois fantastique et monstrueux. De nombreux coureurs posent ouvertement la question: dans ces conditions, quelle est la part du plaisir et de la sensation de liberté? Tant qu’on n’aura pas trouvé la réponse, le «stade de vitesse» nautique restera l’outil d’une performance aveugle.
Le site des Saintes est pour l’instant unique au monde, mais les conditions optimums qu’il propose en font un modèle appelé à être copié. La compétition de vitesse va donc rentrer dans une ère nouvelle. Pascal Kama explique ce qui risque de changer.
LIBERATION.- Selon toute logique, ton record va être battu sur ce nouveau plan d’eau. Quelles vont en être les conséquences?
PASCAL MAKA.- L’initiative de Michel Rousselet va permettre à d’autres organisateurs d’en faire autant. Dans toutes les régions ventées du globe, il est possible de créer un plan d’eau artificiel pour 100 à 150 000 francs. Je pense que c’est positif. Cela peut même faciliter l’organisation de la Coupe du monde car, sur un plan d’eau comme ça, elle sera automatiquement réussie. Notre sport va devenir vraiment professionnel puisqu’il sera plus crédible.
LIBERATION.- Les organisateurs d’épreuves auront-ils envie de suivre cet exemple?
P.M.- Je pense qu’ils le devront. Cela résout pas mal de problèmes de sécurité qui se posent en mer. Et puis, cela devient bien plus intéressant pour le public. Je crois même qu’on pourra faire de telles bases de vitesse dans des endroits ventés, à l’intérieur du pays. Plus seulement au bord de la mer.
LIBERATION.- La technique va-t-elle également évoluer?
P.M.- Absolument. On va modifier nos voiles. Jusque-là, elles étaient adaptées à des plans d’eau comme la mer, où l’on rencontre des conditions un peu agitées, de petits clapots. Maintenant, on naviguera avec des ailes asymétriques, puisqu’il ne sera plus nécessaire de virer de bord pour revenir au point de départ.
LIBERATION.- Quelles vont être les retombées pour les sportifs?
P.M.- Il est certain que cela va attirer de nouveaux sponsors extra-sportifs. Cela va donc donner plus de moyens aux professionnels et permettre aussi de développer le nombre de ces professionnels. Jusqu’à présent, il n’y en avait qu’une dizaine.
LIBERATION.- Quelle va être la priorité, entre le record et la Coupe du monde?
P.M.- Ce qui serait bon, pour moi, évidemment, ce serait d’avoir les deux. Ce serait deux manières de prouver que notre matériel est le mieux préparé. Ce qui me plaît, dans le classement par points de la Coupe, c’est qu’il faut aller vite partout. Être bon sur tous les plans d’eau, même ceux qu’on ne connaît pas. Et je crois qu’il était temps de faire quelque chose. Les organisateurs de course croyaient tous qu’on allait battre les records sur leur base. C’était leur seul argument vis-à-vis des sponsors. Mais comme les vitesses sont de plus en plus élevées, on ne va pas battre des records sans arrêt. Le classement par points va rendre les épreuves plus crédibles.
Christian AUBRY