Cette chronique a été publiée le 15 mars 1999 dans Multimédium, le cyberquotidien des TIC effacé du cyberespace par Québecor Media en mai 2002.
La fin de l’utopie virtuelle?
Graines de totalitarisme
dans le cyberespace…
Le cyberespace est parfois perçu comme une sorte de nouvel Eden où tous naitraient libres et égaux. Chaque individu y disposerait du droit et des moyens de s’exprimer. Cette belle machine à communiquer viendrait à bout des pires démons totalitaires. La réalité est pourtant bien différente.
La dimension utopique d’Internet serait-elle morte et enterrée? Cela ne serait pas très étonnant, vu que l’informatique est l’un des principaux champs d’application de la cybernétique, une science contemporaine dont le « cyberespace » est le laboratoire le plus prometteur.
Né aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mot cybernétique signifie, selon la définition qu’en donne le Dictionnaire Universel Francophone, « ensemble des théories et des études sur les systèmes considérés sous l’angle de la commande et de la communication »? Or, qui dit commande dit commandant et, accessoirement, petit soldat. Qui dit communication dit émetteur – plus ou moins puissant – et récepteur, plus ou moins consentant.
L’éthymologie même de ce mot donne à réfléchir. Le Petit Robert précise qu’il dérive du grec kubernêtikê, qui veut dire « science du gouvernement ». Il s’agit donc plus précisément d’une « science constituée par l’ensemble des théories relatives aux communications et à la régulation dans l’être vivant et la machine »!
J’oublie l’interactivité? Certes, elle existe bel et bien, donnant parfois à l’utilisateur l’illusion de n’être pas pris au piège d’un bombardement d’information à sens unique. Dans la plupart des cas, cependant, vous conviendrez que l’interactivité n’est qu’une suite de commandes contrôlées par l’auteur-émetteur visant à nous mener à un résultat prédéterminé, quand ce n’est pas à l’obtention de renseignements qui nous concernent et dont son petit commerce a besoin.
Tout comme l’industrie, la biologie ou l’art, ces autres champs d’application de la cybernétique, l’informatique et le cyberespace ne portent donc nullement en eux la promesse d’une libération prochaine de l’humanité. Au contraire! La tendance voulant que la machine imite de mieux en mieux les processus de fonctionnement de l’être humain va de pair avec celle qui instrumentalise celui-ci à outrance.
À y regarder de près, la « science du gouvernement » vers laquelle nous mènent certains champions des nouvelles technologies de l’information n’est plus très loin du totalitarisme. Toujours selon ce cher Petit Robert, en effet, le premier sens du mot totalitaire est: « Qui englobe ou prétend englober la totalité des éléments d’un ensemble donné. » Il n’y a pas de distinction fondamentale entre cette définition et certains développements de l’actualité récente.
On pense bien sûr aux crises du pouvoir judiciaire français, rendu quelque peu hystérique par la montée de phénomènes virtuels qu’il ne comprend ni ne contrôle. J’ai nommé l’affaire Altern.org et sa soeur jumelle, l’affaire du Village. Ces deux dossiers empoisonnent cette semaine la fête de l’Internet au point qu’il est légitime de parler de défaîte de l’Internet et d’en appeler à la mise en berne de nos pages Web en signe de solidarité. Ce ne sont pourtant que des affaires mineures, des combats d’arrière-garde qui ne devraient pas être trop difficiles à remporter.
Il en va tout autrement de l’hallucinant chassé-croisé de révélations concernant le « tatouage numérique » des microprocesseurs Pentium d’Intel, d’une part, dont on apprenait cette semaine qu’il est déjà en service « par erreur » (!) dans certaines séries de portables, et le « numéro unique d’identification globale » de Microsoft, d’autre part, un mouchard soi-disant involontaire (!) intégré à Windows 98. Si Valentin Lacambre a été condamné à verser une provision de 400 000 francs pour un délit qu’il n’a pas commis, les responsables de ces bogues-là devraient être mis immédiatement sous les verrous!
D’un côté de l’Atlantique, on vous matraque à l’ancienne parce que vous avez le culot de croire encore à une utopie généreuse. De l’autre, on vous concocte un système de surveillance futuriste qui prétend englober la totalité des éléments d’un ensemble donné, c’est à dire l’humanité connectée. Jamais Internet n’aura semblé plus dangereux, jamais son pouvoir médiatique n’aura été plus salutaire… du moins pour l’instant.
À en juger par le cours de l’histoire, le totalitarisme soft du prochain siècle sera vraisemblablement beaucoup plus sophistiqué que le totalitarisme hard du siècle qui s’achève. Si l’utopie est en péril face à l’épreuve du réel, gageons qu’elle ne mourra pas tout à fait tant que des aspirations légitimes subsisteront. Elle pourrait même s’avérer nécessaire au maintien de notre vigilance et de notre exigence de liberté…
Ami calmant,
–
Christian Aubry
» Voir la chronique de Jean-Louis Gassée dans Libération.
» Plus de détails sur la défaîte de l’Internet.
» PS – Lundi prochain, cette chronique sera en berne, comme il se doit.