Je viens de me lancer dans la lecture de L’homme nomade, un essai de Jacques Attali datant de 2003. J’ai lu une bonne demi-douzaine d’essais de cet intellectuel français et je sens que celui-ci va nourrir ma vision du monde au moins autant que les précédents.
Je me retrouve en effet dans sa vision du nomadisme comme propre de l’homme, depuis la nuit des temps et jusqu’aux espaces virtuels que nous parcourons aujourd’hui, d’un blogue à l’autre, d’un projet au suivant. Ayant plusieurs fois changé de métier, pas mal voyagé et émigré d’Europe en Amérique, je me perçois moi-même comme un nomade, ne m’installant en un lieu, une mission professionnelle, un état social (un couple, même!) que le temps de m’en nourrir, de livrer la marchandise, de laisser derrière moi quelque réalisation dont je sois fier (non, pas une flopée d’enfants, quand même!) et de me préparer à un nouveau départ.
Dans le chapitre 3.1 (Vivre ensemble), Attali aborde la question de l’identité au sein des groupes humains. Au cours de notre évolution, note-t-il, « Le nom des peuples compte moins que ceux des individus. Quand ils commencent à se donner des noms (…), nombre de peuples se désignent simplement par le mot qui signifie « les hommes », « nous-mêmes », « ceux qui parlent la même langue », « le peuple », « la famille » ou encore « le patrimoine ». Et comme ce nom est en général pour eux dénué d’importance, ils en changent souvent pour prendre ceux des peuples auxquels ils se mêlent, conquérants ou vaincus. Les sentiments d’appartenance et d’identité ne viennent que beaucoup plus tard. »
Ainsi, je ne sais plus trop moi-même si je suis « français » (car je ne vote plus en France), « canadien » (n’ayant toujours pas demandé cette citoyenneté) ou « québécois » (étant ambivalent face à la question nationale). Les qualificatifs dans lesquels je me retrouve le mieux, depuis une décennie, sont « montréalais » (proximité) et « citoyen du monde » (globalité). Au fond, la question de mon appartenance identitaire m’importe peu.
Jacques Attali poursuit : « À la différence du nom du groupe, celui de chaque individu importe beaucoup; c’est celui d’un être vivant et il ne faut jamais le proférer sous peine de le voir partir, lui-même nomade, et, avec lui, voir disparaître l’identité de qui le porte. Encore aujourd’hui, certains Inuit changent de nom à intervalles réguliers pour renaître avec chaque nouveau patronyme et vivre ainsi des sortes de réincarnations symboliques. »
En méditant ce passage comme on mâche une feuille de coca, je pense à l’importance que les gens du milieu que je fréquente attachent à leur « identité numérique », la déclinant à l’infini dans toutes sortes de communautés nomades en ligne : Linkedin, Viadeo, Facebook, Flickr, etc., sans parler de leur propre blogue, bien sûr. Certains, comme moi, cèdent parallèlement à une pulsion sédentaire contradictoire qui leur fait redouter la profanation (soit le vol) de leur identité, protégeant le mieux possible, malgré ce déballage flagrant, leurs précieux renseignements personnels.
Je me rappelle aussi les différentes identités fictives qui furent les miennes à travers les décennies. Lorsque j’avais 20 ans et que je jouais de la guitare basse au sein d’un groupe nommé Ejakulakoss Pression (sic), le nom Christian Aubry m’apparaissait banal et trop français pour sonner jazz. Sur scène, je préférais donc me faire appeler « Chris O’Bry ». Aujourd’hui, cela me fait sourire car, heureusement, le ridicule ne tue pas. 🙂
Cinq ans plus tard, lorsque je jouais à un grand jeu social et artistique nommé Hexameron (une référence théologique dont il faudra que je raconte un jour la résurgence parisienne de 1983-84), je me suis d’abord appelé « Palsembleu », Prince du Pays où la mer s’enfonçe (re-sic), puis « Rootshield », allusion à la pseudo-lignée ludo-aristocratique de Palsembleu et à son alliance avec le clan des Marchands. Étonnamment, 23 ans plus tard, ces identités fantasques hantent toujours mon imaginaire puisque je les utilise encore pour nommer mes ordinateurs personnels, prothèses numériques indispensables à ma survie.
Enfin, bien entendu, il y a « Ami Calmant ». Ce surnom remonte à 1995, l’année du second référendum sur la Souveraineté du Québec. Emporté par la marche de l’histoire, je participais à d’intenses joutes oratoires sur les forums en ligne entre partisans passionnés et farouches opposants du projet. Essayant de tempérer les dérapages haineux des uns et des autres, je concluais mes messages par cette formule de politesse revisitée, suivie de mes initiales, « C.A. ». C’est ainsi qu’« amicalmant » devint mon pseudonyme sur de nombreux forums et que, tout naturellement, j’ai hébergé mon blogue personnel, de 2003 à 2007, sur le domaine amicalmant.ca. 😉
Et vous, chers nomades qui explorez ma caverne pendant quelques minutes avant de repartir vers d’autres villages, quelles sont les identités individuelles et/ou sociales qui marquent votre vie ?
PS : je dédie ce billet à ma fille, Juliette, qui fête aujourd’hui ses 14 ans. Puisse les enfants de ses petits-enfants le relire avec tendresse et amusement dans 120 ans. 🙂