Ce matin, j’ai été interpellé par un gazouilli que Jeff Mignon venait de publier sur Twitter et sur Facebook: « Quel journal redesigné (seulement) a vu ses revenus augmenter? C’est bien que Libé ait de l’argent pour faire de la déco. » Je venais tout juste de lire mes courriels. La newsletter quotidienne de Libération pointait en effet vers un document PDF de deux pages au lieu de la traditionnelle page Web attendue.
Ce choix de format, lourd et inutile dans le contexte de cette nouvelle, n’est pas anodin. En parcourant le dépliant auto-publicitaire, j’ai été sidéré. Voici, pour mémoire, les commentaires que j’ai renvoyés à Jeff par l’entremise de son profil Facebook :
- C’est complètement ridicule. Je n’en reviens pas que la refonte Internet n’occupe qu’1/12e de page dans leur autopub PDF.
- On ne parle que de redesign graphique et éditorial. On introduit des abonnements payants qui ne donneront qu’une valeur ajoutée cosmétique aux abonnés — voir les articles au moment où ils sont envoyés à l’imprimerie, quelle belle affaire!
- Il n’y a là aucune vison de la valeur ajoutée d’Internet, de l’hypertexte, de la profondeur de l’info et des sources, enfin, qui restent encore inaccessibles, inviolées.
Au final, je crois qu’il ne faut pas chercher à comprendre cette nouvelle de façon rationnelle. Il faut au contraire l’interpréter de façon anthropologique, en intégrant la dimension irrationnelle qui justifie, même de nos jours, bien des prises de décisions humaines aux conséquences catastrophiques.
Plutôt que d’introduire dans sa refonte les concepts novateurs requis par le passage inévitable d’une économie matérielle à une économie immatérielle; plutôt que de se concentrer sur la valeur tangible de son produit, la valeur ajoutée offerte à ses clients et la logique profonde d’Internet et des médias sociaux, qui reconfigurent inexorablement nos besoins et nos habitudes de consommation de l’information, la direction de Libération a choisi de faire du bruit… avec rien. Elle a choisi le cosmétique, le rituel magique, l’incantation religieuse.
Quand le ciel leur tombe sur la tête, les humains primitifs revêtent des masques à plume, se dessinent des signes magiques sur le corps et exécutent des rituels destinées à chasser les mauvais esprits et à conjurer le mauvais sort. Le nouveau design éditorial de Libé n’apporte à peu près rien de neuf à part des mots creux et des concepts éculés. Il est du même ordre et aura fatalement le même résultat : aucun.
Pire. L’introduction de contenus payants sans réelle valeur ajoutée (voir plus haut) créera un réflexe de méfiance dans le lectorat, qui ne tardera pas à se sentir floué par la minceur des privilèges payants qu’on lui accorde. Or, au contraire, toute offre de contenu payante devrait puiser dans les fabuleux trésors encore inexploités par les entreprises de presse et ouvrir enfin l’accès à des contenus actuellement inaccessibles — ou très peu accessibles :
- des sources textuelles, audio et vidéo brutes, mais validées, structurées, référencées, en consultation simple ou exportables aux fins d’exploitation par des éditeurs tiers (en mode « remix« ), qu’il s’agisse d’autres médias, de blogueurs, d’entreprises ou d’organisations — bref, ce que j’appelle des « open sources ».
- des dossiers thématiques exhaustifs, incluant une profondeur inégalée grâce, non seulement aux archives propriétaires du journal, mais également aux liens externes menant vers les pages Wikipédia, articles de blogues, autres sites de médias voire d’entreprises de ce monde qui, tous, constituent des sources auxquelles s’abreuvent les journalistes et auxquelles leurs lecteurs trouveraient probablement enrichissant de pouvoir également s’abreuver.
Cette future architecture de l’information « open sources » nécessite de grands investissements en formation. Les journalistes en place ne veulent pas, aujourd’hui, s’embarrasser avec la production de sources multimédia (audio et vidéo) en temps réel ou quasi réel. Heureusement, la génération qui arrive derrière n’a pas de scrupule à cet égard, d’abord parce que c’est devenu très simple avec les outils dont nous disposons aujourd’hui, mais aussi parce qu’elle a intégré cette dimension dans sa culture. Or, c’est le seul moyen dont la presse « écrite » dispose pour damer le pion aux médias électroniques (radio/TV) et aux médias sociaux sur lesquels l’information circule désormais en temps réel.
Cette future architecture de l’information « open sources » nécessite également le développement de systèmes informatiques complexes permettant de structurer, indexer, présenter, rendre digestes et accessibles ces masses d’informations spécialisées à haute valeur ajoutée. Au lieu de concentrer ses forces humaines et financières sur cet objectif stratégique aux plans économique, technologique et social, Libération investit son temps et son argent dans un rituel de cosmétique journalistique qui n’a aucune chance de fonctionner. C’est bien dommage.
Photo : Sudan deel 4 – De Nuba school / body painting
Photographe: Rita Willaert
Licence: Creative Commons BY/NC/SA
PS : Si vous êtes à Montréal (Québec) le week-end du 19-20 septembre, venez discuter du modèle d’affaires du journalisme « open sources » à Podcamp Montréal. Plus nous serons de fous à refaire le monde des médias et plus rira bien qui rira le dernier ;~}
Mise à jour @ 18h22 : Il y a quelques jours, 01net écrivait qu’« une application payante très innovante permettra d’accéder à d’autres services, dont on ne connaît pas encore la teneur ». Espérons que Libé ira dans le sens de l’ouverture des sources, de l’info multimédia, du temps réel et du remix. Si c’est le cas, je réviserai ma position en conséquence…
Salut Christian,
Je suis d’accord avec ton analyse. J’ai entendu l’entrevue à Radio-Canada et je me suis dit « Bon dieu, qu’ils sont dans le champ ! ».
En passant je te remercie pour l’initiative « Fin à la publication des pages Jaunes« . J’ai fait un petit billet sur le sujet en incluant ta vidéo.
À plus
Je suis entièrement d’accord avec toi sur le fait que si on paie un abonnement, on pourrait au moins avoir accès à du contenu vraiment intéressant et inédit.
En plus, pas mal d’amis sont abonnés à des journaux en ligne et avouent préférer la version papier qu’ils trouvent plus agréable à lire.
Ben c’est ça, le problème. Tant qu’à lire la même chose, autant s’asseoir dans un bon fauteuil avec le journal ou le magazine plutôt que devant un ordi ou avec un micro-écran LCD entre les doigts.
Le Web apporte des fonctionnalités inédites que l’imprimé et les médias électroniques « linéaires » (radio/TV) n’ont pas. C’est ce qui fait sa force. Or, c’en en analysant et en utilisant cette force à son potentiel maximal que l’on trouvera les nouveaux modèles d’affaires qui fonctionneront sur le Web et l’Internet mobile — pas en singeant maladroitement les anciens.